L’état des routes, le casse-tête des organisateurs de courses cyclistes : “Près de 200 nids-de-poule rebouchés sur un tronçon de 4 km !”
Entre les nids-de-poule et les fissures, les parcours sont désormais construits en fonction de l’état des chaussées.
- Publié le 19-04-2024 à 14h06
- Mis à jour le 19-04-2024 à 15h34
Ce vendredi matin, lorsqu’il posera un regard plus attentif sur le tracé détaillé de la 110e édition de Liège-Bastogne-Liège, Tadej Pogacar poussera sans doute un petit ouf de soulagement en constatant que le parcours de la Doyenne n’empruntera plus la RN826 en direction de Gives. Le petit hameau de la commune de Bertogne a beau posséder de coquettes maisons en pierre du pays, le Slovène préfère ne pas trop s’approcher de la jolie chapelle Saint-Donat. Il y a douze mois, c’est là que le double vainqueur du Tour de France s’était fracturé le scaphoïde du poignet gauche après 85 kilomètres de course, victime d’une chute à haute vitesse provoquée par un profond nid-de-poule.
”Après avoir marqué à la bombe fluorescente certains trous encore présents sur la chaussée le matin même de cet incident, j’avais pourtant pris la peine d’alerter les instances en amont du passage du peloton, souffle Jean-Marc Franco, le bourgmestre (tendance Engagés) de la commune de Bertogne que traverse cette voirie régionale. Un an plus tard, il est regrettable de constater que ce tronçon est toujours dans un état problématique. Il n’était, heureusement, pas prévu que la course des pros passe par là cette année mais les déclinaisons espoirs et juniors devaient en revanche emprunter cet endroit pour lequel j’ai émis mon droit de veto quant à l’autorisation de passage. L’excellente collaboration que nous avons entretenue avec les organisateurs du Pesant Club Liégeois nous a heureusement permis de trouver une excellente alternative et d’adapter le tracé en bonne intelligence. C’était, au regard du contexte, la meilleure solution mais elle résume à elle seule l’état de notre réseau routier : on se retrouve contraint de contourner un problème devenu endémique…”
Un an plus tard le tronçon où est tombé Pogacar est toujours problématique.
Au sein du peloton, l’état des routes wallonnes est devenu une sorte de running gag. “On dit parfois ironiquement que le parcours de notre course ressemble à une visite d’état en Corée du Nord, glisse le membre du comité d’organisation de course pro. La vitrine est plus ou moins présentable, mais il ne faut surtout pas aller un kilomètre plus à gauche ou plus à droite de l’itinéraire…” Un comique de répétition qui ne fait désormais plus rire personne. “Le programme de notre équipe ne comprend pas énormément d’épreuves dans la partie sud de notre pays et c’est tant mieux, nous lâche le mécanicien d’une équipe belge. Au-delà de la casse mécanique que l’état des chaussées engendre, c’est surtout la sécurité des coureurs qui devient parfois problématique. Sur ce début de saison, l’une des manettes de freins de l’un de nos coureurs s’est retrouvée en bas de son guidon après qu’il est passé dans un énorme trou. Pour le même prix, sa main dévisse de son cintre et il passe au-dessus de son vélo !”
Un parcours dessiné… pour tenter d’éviter les trous
Désormais, l’état des chaussées est ainsi devenu un critère déterminant dans l’élaboration de parcours dessinés pour… tenter d’éviter les trous. “L’état du réseau routier est une de nos réelles préoccupations, explique Jean-Michel Monin, l’architecte des itinéraires de la Flèche Wallonne et de Liège-Bastogne-Liège chez ASO et responsable sportif de ces deux épreuves. Lors de nos reconnaissances effectuées, pour les premières, de très longs mois en amont de la course nous choisissons toujours pour la meilleure option reliant deux points de passage stratégiques et importants sportivement. Et si aucune des solutions ne nous satisfait, nous changeons alors nos plans. Nos critères décisionnels tiennent dans la qualité du revêtement mais aussi dans la présence de certains aménagements urbains qui pourraient être périlleux lors du passage d’un peloton. Sur la Flèche Wallonne, j’avais par exemple d’abord imaginé une sortie de Charleroi par un axe que je connais bien, mais j’ai ensuite basculé vers une autre alternative car plusieurs fissures créaient différentes zones de danger dans un moment de la course où cela bataille souvent pour prendre l’échappée. Nous devons, certes, parfois composer avec certaines contraintes mais je dois souligner que je peux pratiquement toujours relier les endroits clés d’un tracé moyennement quelques adaptations. Et cela, grâce à la remarquable disponibilité et bonne volonté de nombreux intervenants.”
S’ils dépendent évidemment des budgets qui leur sont alloués, les 42 districts routiers wallons se plient souvent en quatre pour permettre au peloton de sillonner le sud du pays. “Ils font avec les moyens du bord comme on dit, ce qui veut souvent dire la pose d’un tarmac à froid destiné à reboucher les trous les plus importants, juge le bourgmestre de Bertogne, Jean-Marc Franco. Sur le tracé de cette édition 2024 de Liège-Bastogne-Liège, on est ainsi intervenu sur près de 200 nids-de-poule et fissures présents sur un tronçon de quatre kilomètres de la N834, en amont de la traversée du village de Longchamps (NdlR : kilomètre 87,8). C’est bien évidemment mieux que rien mais c’est un emplâtre sur une jambe de bois qui saute trop rapidement en cas de gel. Je sais que les autorités répondent qu’il n’est pas possible d’effectuer un autre type de réparation à la sortie de l’hiver, mais à ce que je sache, il y a bel et bien douze mois et quatre saisons dans l’année qui sépare deux éditions de la Doyenne…”
Un organisateur devenu insomniaque
Si le manque d’entretien est souvent avancé comme la principale raison de la détérioration du réseau wallon, on balaie l’argument au sein du bureau du ministre de la Mobilité et des Infrastructures, Philippe Henry. “Il n’est pas possible, en quelques années, de revenir à une situation normale en raison du sous-investissement de ces dernières législatures, indique-t-il. Dans le cadre de l’organisation de courses cyclistes, nous avons désormais mis en place une méthodologie de travail qui vise à éviter des situations problématiques comme celle rencontrée l’année dernière sur Liège-Bastogne-Liège, une vitrine importante pour notre territoire. Le gestionnaire de voirie, en l’occurrence le SPW Mobilité Infrastructure, accorde ou non son feu vert selon l’état de la route à l’autorisation de passage déposée par l’organisateur. Des réunions sont organisées dans la foulée avec les différents acteurs pour identifier les interventions qui peuvent être menées. Mais il m’apparaît important de ne pas chercher à renverser les rôles. C’est bel et bien l’organisateur qui est responsable du choix de son parcours…”
Un trou de 15 centimètres de diamètre et de 5 centimètres de profondeur, cela peut être mortel pour un cycliste.
Une charge qui pèse lourd sur les épaules de certains. “Je ne vous cache pas que j’ai été insomniaque pendant près de six semaines, souffle Francis Steifer, le président du cyclo club Chevigny qui pilote l’Arden Challenge (épreuve U23-Elites) et la Famenne Ardenne Classic. Nous avons vécu une terrible chute sur l’une de nos épreuves il y a quelques années. La qualité de la chaussée n’était pas directement en cause, mais je ne veux pas revivre pareil cauchemar ! Devoir aller rendre visite à un jeune de 20 ans dont le visage a été ravagé, je ne souhaite ça à aucun organisateur de courses ! Nous effectuons plusieurs repérages du parcours en amont de la course afin d’identifier les trous que les services du SPW tentent de résorber au mieux. Chaque année, j’utilise une bonne dizaine de bombes fluo, mais il suffit d’un oubli… Et un trou de 15 centimètres de diamètre et de 5 centimètres de profondeur, cela peut s’avérer mortel pour un cycliste. Je tiens vraiment à souligner la bonne volonté des différentes régies routières, mais elles auraient besoin de tellement plus de moyens !”
Car si depuis 2017, ce sont désormais 400 millions d’euros qui sont injectés annuellement dans l’amélioration de l’état des routes wallonnes, cette enveloppe demeure bien trop maigre selon certains pour rattraper un inquiétant retard. “Avant d’allouer des subsides au développement de voies lentes comme le RAVeL, il me semble que le bon état du réseau à usage quotidien devrait être prioritaire, conclut Jean-Marc Franco. Je sors ici du cadre strict de l’organisation des courses cyclistes, mais plier une jante de sa voiture parce qu’on a pris un trou en allant travailler, je ne peux pas considérer cela comme normal. Mais c’est pourtant ce que j’ai encore lu dans un rapport de police datant de ce mercredi… ”